TRADITION MONASTIQUE

EXISTE-T-Il UNE ESTHÉTIQUE BÉNÉDICTINE ?


FRÈRE PHILIPPE MARKIEWICZ,
moine bénédictin de l’abbaye de Ganagobie



Existe-t-il une « esthétique »  – au sens d’une philosophie du sensible et du beau – propre aux fils de saint Benoît  (bénédictins et cisterciens), qui  distinguerait leur art du reste de la production artistique chrétienne ? 


Les « bénédictins », au sens large, sont les moines et moniales qui vivent selon la Règle des moines rédigée par saint benoît de Nursie vers le milieu du VIe siècle : les bénédictins et les cisterciens. Une seule règle pour deux ordres : contrairement à ce qu’on lit parfois, il n’existe pas de « règle cistercienne » ni de « règle de saint Bernard » – lequel Bernard n’est d’ailleurs pas le fondateur des cisterciens… l’ordre cistercien ne fut en fait, au XIe siècle, qu’une réforme de l’ordre bénédictin, réforme suivie de nombreuses autres dans les siècles suivants, et ce dans les deux branches. comme l’église dans son ensemble, les ordres religieux doivent sans cesse se réformer pour être fidèles à l’esprit qui les a suscités.


Tous bénédictins !


La règle de saint Benoît, à y regarder de près, contient des contradictions qui rendent vaine toute prétention à une stricte observance de l’intégralité de ses préceptes. dans tel chapitre le silence semble une obligation absolue et le rire exclu ; dans un autre on préconise de moins rire et moins parler durant le carême (ce qui suppose qu’en dehors de cette période le rire et la parole sont autorisés). ici le moine ne doit jamais quitter le monastère, là on indique les dispositions qu’il doit prendre quand il part en voyage. ici c’est le travail manuel qui « fait le moine » (un seul verset du chapitre consacré au travail), là (la quasi totalité du même chapitre !), l’accent est mis sur l’obligation de la lecture spirituelle. etc.


Pour vivre la règle, il faut donc faire des choix. La différence entre bénédictins et cisterciens
repose essentiellement sur ces choix. Par ailleurs, plusieurs points, qui semblent aujourd’hui spécifiquement bénédictins – telle la primauté donnée à la liturgie –,étaient encore au VIe siècle le bien commun de tous les chrétiens et non des seuls moines. cette vie liturgique était certes vécue dans les monastères selon des modalités et des quantités spécifiques, mais la différence avec ce qui était pratiqué par tous les idèles était bien moindre qu’aujourd’hui. la plupart des évêques étaient d’ailleurs des moines, ce qui est toujours la règle chez les chrétiens d’orient.



Quelques notes bénédictines sur la façon de célébrer l’œuvre de Dieu


Le monastère tout entier est organisé, non autour de l’église comme on pourrait s’y attendre (et comme c’est souvent le cas dans les monastères des autres traditions chrétiennes), mais autour d’un vide ouvert vers le ciel : le préau du cloître. autour du cloître, les différentes fonctions s’organisent sans qu’une véritable hiérarchie ne parvienne à s’imposer.


La vie du moine est centrée sur l’« œuvre de Dieu » (Opus Dei) à laquelle, dit saint Benoît, « rien ne doit être préféré » ; mais l’Opus Dei ne se limite pas à la liturgie : cette notion déborde et englobe toute la vie quotidienne. Une vie communautaire, de prière et de travail (ora et labora), qui tire de la liturgie – environ cinq heures de célébration réparties tout au long du jour et de la nuit – son unité et son « style ».


Cette unité entre vie quotidienne et liturgie est à ce point essentielle pour benoît qu’il a l’audace de déclarer que « tous les outils et objets du monastère doivent être regardés comme les vases sacrés de l’autel » (RB XXXi,10). Les rares éléments esthétiques que Benoît préconise pour la liturgie peuvent donc être légitimement appliqués à toute la vie quotidienne qui se déroule au sein du cloître. Et inversement, il est possible de rechercher d’éventuels éléments d’une esthétique bénédictine dans les thèmes généraux qui définissent la vie monastique selon Benoît. À commencer par le plus important d’entre eux : le chapitre sur l’humilité.


MENS CONCORDET VOCI : l’unité du corps et de l’âme



Le chapitre XIX de la règle (« de la manière de psalmodier ») donne les principales indications concernant un style bénédictin pour célébrer la liturgie : « considérons donc comment nous devons nous tenir en présence de dieu et de ses anges, et tenons-nous pour psalmodier de manière que notre esprit soit en accord avec notre voix. »


Qu’il s’agisse de la liturgie ou de la moindre des actions de la vie quotidienne (cf. premier degré de l’échelle de l’humilité), le moine doit se sentir « en présence de dieu et de ses anges ». il ne s’agit pas là de « l’œil [qui] était dans la tombe et regardait caïn » ! mais d’une implication théologale, ecclésiale, cosmique, de toutes les actions de l’homme uni à Dieu. La deuxième partie de la phrase est devenue un célèbre adage (mens concordet voci) cité à deux reprises par la constitution sur la liturgie du concile de Vatican ii (1963) et à trois reprises dans la Présentation générale de la liturgie des Heures, issue du même concile.


« Que notre esprit soit en accord avec notre voix » : c’est affirmer la primauté de l’objectivité du chant – de l’acte corporel de chanter – sur la subjectivité du mouvement intérieur de l’âme. Ce ne sont pas la voix ni le corps qui doivent traduire les « états d’âme », mais notre esprit qui doit s’accorder à ce que la liturgie fait dire et faire au corps : la voix, les gestes, le rituel, la mise en œuvre de nos sens corporels. certains reprochent au rituel d’être artificiel : à quoi bon s’incliner profondément si cela n’est pas d’abord commandé par un désir spirituel ? Mais c’est justement l’artifice qui fait de la liturgie un art, participé par tous ses acteurs.


Un maître de chant disait à des moines : « Un bon bâilleur en fait bâiller sept, eh bien ! il en va de même pour le chant choral : il y a une énergie spirituelle qui circule et ne se communique que par l’attitude des corps.»


Mens concordet voci. L’esprit doit s’accorder à la voix (acte corporel) et non seulement à la signification intellectuelle des paroles prononcées. cet adage signe une grande originalité de la part de benoît face aux auteurs de l’occident chrétien. Généralement embarrassés par un spiritualisme désincarné hérité de saint Augustin, les auteurs latins n’osent que rarement affirmer l’unité de l’âme et du corps, rejetant celle-ci aux temps eschatologiques de la résurrection finale. Ce poison d’augustin a marqué durablement la spiritualité chrétienne. Pour lui, les sens qui nous permettent de sentir Dieu ne peuvent être que spirituels et intérieurs : « Qu'aimé-je donc lorsque je t’aime ? Ce n’est point une beauté corporelle, ni un charme temporel ; ni l’éclat de cette lumière aimée de nos yeux ; ni les douces mélodies des chants de tous modes ; ni la suave odeur des leurs, des parfums et des aromates ; ni la manne ou le miel ; ni des membres accueillants aux étreintes de la chair. ce n’est pas là ce que j’aime quand j’aime mon Dieu. et pourtant c’est bien une lumière, une voix, un parfum, un aliment, une étreinte, que j’aime quand j’aime mon Dieu ; lumière, voix, parfum, aliment, étreinte de l'homme intérieur qui est en moi. »


Pour Augustin, les sens corporels (extérieurs) sont incapables de percevoir le divin. depuis le péché originel, il n’y a d’immanence divine que dans l’âme. certainement pas dans le corps sensible ! le monde matériel ne parvient qu’à « faire signe » vers la transcendance, par la médiation de l’esprit et de l’intellect, qui doivent rapidement s’en détacher (« le corps est la prison de l’âme » dit l’école néo-platonicienne – même chrétienne –, en contradiction avec la révélation du nouveau testament). Pour Augustin, les signes sensibles ne sont plus que des instruments, des « occasions », en vue d’une connaissance qui, elle, ne peut être que toute spirituelle et en in de compte intellectuelle. Il faut préciser toutefois qu’il ne s’agit là que de théories, sans cesse répétées eu égard à l’autorité de leur auteur. mais les pratiques chrétiennes, celles de l’image-icône par exemple, se sont toujours fondées sur le sentiment d’une certaine immanence du divin dans le sensible.


Ce décalage entre la théorie augustinienne – ou néo-platonicienne – et une théologie des sens, vécue dans la pratique liturgique, peut paraître déroutant pour qui s’intéresse à l’histoire de la pensée médiévale.


Saint Benoit


Le chapitre de la règle intitulé « de l’humilité » propose un modèle original pour cette unité du corps et de l’âme : « il nous faut dresser et gravir par nos actes cette échelle qui apparut en songe à Jacob, où il vit des anges descendre et monter [...]. À notre avis les montants de cette échelle sont notre corps et notre âme. Entre ces montants, l’appel divin a inséré, pour nous les faire gravir, les divers échelons de l’humilité et de la vie régulière » (RB VII,6-9).Toute tentation d’élévation de l’âme basée sur un mépris du corps ne serait donc qu’orgueil et vaine présomption. seule l’humilité – le pivot de la spiritualité bénédictine – nous assure de transformer la vie présente en ascension spirituelle, ascension dans laquelle le corps et l’âme ont la même importance, comme les deux montants d’une échelle.


Cette spiritualité bénédictine des sens corporels peut être illustrée par un épisode de la vie de saint benoît, rapporté par le pape Grégoire 1er (540-604), premier biographe du patriarche des moines d’occident, dans son livre des Dialogues. cette célèbre « vision de saint benoît » nous montre le moine en prière durant une veille nocturne : « tout à coup, au cœur de la nuit, il regarda et vit une lumière épandue d’en haut refouler complètement les ténèbres de la nuit. elle éclairait d’une telle splendeur qu’elle surpassait la lumière du jour, elle qui cependant rayonnait dans les ténèbres. Une chose très merveilleuse suivit cette contemplation, car, comme il l’a raconté par la suite, le monde entier, comme ramassé sous un seul rayon de soleil, fut amené à ses yeux. » . La scène, tient à préciser Grégoire, se déroule sous les yeux d’un témoin, le diacre Servandus qui, appelé par Benoît, « vit un petit reste de lumière ».


Pour la plupart des commentateurs occidentaux médiévaux, il ne peut s’agir là que d’une vision
intérieure (le « poison d’augustin » !), et non d’une vision par les yeux du corps. Pourtant, lorsque Grégoire affirme que Servandus a participé à cette vision, il témoigne qu’il s’agit bien d’une vision physique, et non seulement spirituelle. le théologien bénédictin Emmanuel Lanne (1923-2010) a montré qu’il existait – significativement chez les auteurs de l’ordre de saint Benoît – une tradition d’interprétation de cette vision qui allait dans ce sens, prenant donc le contre-pied de l’intellectualisme augustinien : il y a bien une participation réelle du corps à la vision de l’esprit, une « anticipation réelle de l’état eschatologique du ressuscité».


Une théologie monastique : la recherche obstinée de l’unité là où règne la division



L’affirmation d’une possible participation du corps, dès ici-bas, à la vision de dieu n’est qu’un aspect d’une « théologie monastique » qui recherche obstinément l’accord des différences ramenées à l’unité (mens concordet voci). elle s’appuie sur l’idée fondamentale que le péché n’a pas rompu entièrement l’unité de l’âme et du corps. cette « théologie monastique » peut être regardée comme un pont jeté entre l’occident et l’orient chrétien, par delà le grand schisme de 1054.


Tournons-nous donc un instant vers l’orient pour cerner les contours d’une telle tradition. maxime le confesseur (580-662), le théologien le plus important de son siècle, aime significativement se présenter comme « simple moine ». sa théologie est entièrement orientée par la contemplation du but (skopos) divin : la récapitulation de toute chose en Dieu (éphésiens 1,10). maxime est fasciné par cet unique dessein de dieu – resté inchangé malgré
l’« accident » du péché des hommes – et il se plaît à décrire ce processus qui doit ramener toute chose à l’unité : l’union entre l’homme et la création, puis l’union entre l’homme (uni à la création) et dieu, par le moyen de la faculté unifiante de l’amour.


Dans une magistrale lecture croisée de la bible et d’Aristote (la première référence explicite à Aristote, semble-t-il, dans l’histoire de la théologie chrétienne), maxime reconnaît le Christ comme la cause première et la Fin de toute chose : il est le Christ « préconnu avant la fondation du monde et manifesté dans les derniers temps » (1 Pierre 1,20) ; en lui s’est accompli une fois pour toute le « dessein bienveillant de tout récapituler en Dieu » (Ephésiens 1,9-10). Et Maxime commente : « c’est là le mystère grand et caché, c’est là la fin bienheureuse

pour laquelle tout fut créé. c’est là le but divin antérieur à toute existence, que nous définissons comme “la in“ préconçue "en vue de laquelle tous les êtres sont, et qui elle-même n’est en vue de rien“ [citation d’Aristote, Métaphysique, α2, 994 b 10] ... le regard fixé sur ce but, Dieu a appelé toutes choses à l’existence ... en effet, il a été préconçu avant les âges une union de la limite et du sans-limite, de la mesure et du sans-mesure, du fini et de l’infini, de la créature et du créateur. cette union est advenue en christ, manifesté à la fin des temps » (Quaestiones ad Thalassium, 60).



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"Vie monastique et enjeux contemporains"

Fr. Jean-Pierre Longeat


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