Méditer sept jours avec l’évangile du dimanche:
Vingt-quatrième dimanche
du temps ordinaire
(Mt 18,21-35)
Méditation du dimanche: présentation du texte de l’évangile
En ce vingt-quatrième dimanche du temps ordinaire de l’année A, nous terminons la lecture entreprise la semaine dernière du quatrième des cinq grands discours de l’évangile selon saint Matthieu, le discours sur la communauté des disciples. Le texte lu à l’évangile ce dimanche est la suite de celui lu la semaine dernière. On peut même dire dans une certaine mesure que c’est la suite du même texte. On peut remarquer en tout cas un certain parallélisme dans l’introduction de ces deux textes. Le texte de la semaine dernière débutait par la proposition «Si ton frère a commis un péché contre toi», celui de cette semaine par une question de Pierre comprenant la proposition «lorsque mon frère commettra des fautes contre moi» Notons au passage que les deux expressions «commettre un péché» ou «commettre des fautes» traduisent l’une et l’autre un seul même verbe grec hâmartano dont on ne comprend vraiment pas pourquoi il n’a pas été traduit les deux fois de la même manière. Le point de départ des deux textes est donc le même: le péché du frère contre soi. Ces deux textes paraissent proposer deux réactions différentes mais qui sont en fait complémentaires: la correction fraternelle et le pardon. Le pardon est en effet le complément nécessaire de la correction fraternelle. L’évangile lu la semaine dernière avait exploré le cas où le frère refusait de se repentir de son péché et prévoyait même en cas de refus réitéré une exclusion de la communauté, mais que faire si le frère se repent et retombe dans les mêmes travers? Notre texte répond à la question: il faut pardonner. L’unité du propos de ces deux textes apparaît mieux si on les rapproche de deux versets de l’évangile selon saint Luc qui proposent une version très synthétique du même enseignement de Jésus. :
Si ton frère a commis un péché, fais-lui de vifs reproches, et, s’il se repent, pardonne-lui. Même si sept fois par jour il commet un péché contre toi, et que sept fois de suite, il revienne à toi en disant: «Je me repens», tu lui pardonneras. (lc 17,3-4)
Comme pour ce qui concerne la correction fraternelle, saint Matthieu développe beaucoup plus que saint Luc la question du pardon des péchés. Si le dialogue introductif entre Pierre et Jésus (v. 21-22) peut être considéré comme un parallèle à Lc 17,4, le propos est largement amplifié par une parabole propre à Matthieu, la parabole dite du débiteur impitoyable (v. 23-34) qui est organisée en trois scènes présentant des éléments parallèles entre elles: dans la première scène un roi remet une dette considérable à un débiteur insolvable qui l’a supplié (v. 24-27); dans la seconde scène le débiteur insolvable refuse de remettre sa dette à un de ces compagnons qui le supplie (v. 28-30). Dans la troisième scène, le roi, ayant appris la chose, se montre à son tour impitoyable envers celui auquel il avait d’abord remis sa dette (v. 31-34). La brève conclusion (v. 35) applique cette parabole au pardon.
Méditation du lundi: le pardon sans limite
Par rapport au texte parallèle de saint Luc, la version de saint Matthieu se distingue d’un point de vue formel par le fait qu’il s’agit non d’une sentence prononcée par Jésus seul mais d’un dialogue entre Pierre et Jésus. L’une des caractéristiques de l’évangile selon saint Matthieu est la fréquence des interventions de saint Pierre qui apparaît, plus encore que dans les autres évangiles, comme le porte-parole du groupe des disciples. Matthieu est ainsi le seul à mentionner l’intervention de Pierre dans le récit de la marche de Jésus sur les eaux (Mt 14,22-34) alors qu’elle est absente des récits parallèles de saint Marc (Mc 6,45-51) et saint Jean (Jn 6,16-21). De même, dans la controverse entre Jésus et les pharisiens sur le pur et l’impur (Mt 15,1-20), saint Matthieu rapporte une intervention de Pierre (Mt 15,15) absente du texte parallèle de saint Marc (Mc 7,1-23).
La question de Pierre porte sur le nombre de fois où l’on doit pardonner. Il avance le nombre de sept fois qui doit lui paraître déjà beaucoup. La réponse de Jésus est comprise différemment suivant les traductions. La grande majorité des traductions françaises rendent l’expression grecque hebdomèkontakis hepta par soixante-dix fois sept fois ce qui signifie un nombre considérable et donc un pardon illimité. La Bible de Jérusalem traduit la même expression par «soixante-dix-sept fois» Même si le nombre est beaucoup moins considérable, l’idée est là encore celle d’un pardon illimité. Il convient de noter que l’expression hebdomèkontakis hepta se trouve dans la traduction grecque de la Genèse selon la version de la Septante en Gn 4,24. En ce passage le chant de vengeance de Lamekhebdomèkontakis hepta traduit une expression hébreu qui signifie incontestablement soixante-dix-sept: «Caïn sera vengé sept fois, et Lamek soixante-dix-sept fois.» Cela nous inciterait à préférer aussi la traduction soixante-dix-sept fois dans notre évangile. En tout cas l’allusion à Gn 4,24 dans notre évangile est très vraisemblable. Dans les deux textes on a une opposition entre sept et un multiple de sept hebomèkontakis hepta. En outre la parole de Jésus dans noter évangile paraît être une sorte de réponse à la parole de vengeance de Lamek en Gn 4,24. La parole de Lamek souligne la disproportion de la vengeance infligée ave l’offense reçue: «Pour une blessure, j’ai tué un homme; pour une meurtrissure, un enfant.» (Gn 4,23). La parole de Lamek décrit une sorte de spirale vertigineuse de la violence à laquelle la loi du Talion entendra mettre une limitation en proportionnant la vengeance à l’offense reçue: «Œil pour œil, dent pour dent» (Ex 21,24). Jésus va plus loin; dans le discours sur la montagne il avait déjà demandé à ses disciples de dépasser cette loi du talion en ne ripostant pas au méchant (Mt 5,39). Dans notre texte il franchit un pas de plus en proposant de substituer à la spirale négative de la vengeance sans borne, la dynamique du pardon sans limite.
Méditation du mardi: Une parabole propre à saint Matthieu?
La parabole du débiteur impitoyable est propre à l’évangile selon saint Matthieu. On peut néanmoins relever quelques points de contact avec deux paraboles qui sont, elles, propres à l’évangile selon saint Luc. La première est la courte parabole du créancier et des deux débiteurs que Jésus prononce sous forme d’une question posée au pharisien Simon en Lc 7,41-42:
Un créancier avait deux débiteurs: le premier lui devait cent cinquante pièces d’argent, l’autre cinquante. Comme ni l’un ni l’autre ne pouvait les lui rembourser, il en fit grâce à tous les deux. Lequel des deux l’aimera davantage?
L’explication que donne Jésus à Simon dans la suite du texte indique clairement que la remise de la dette est une métaphore de l’effacement des péchés:
Voilà pourquoi je te le dis: ses péchés, ses nombreux péchés sont pardonnés, puisqu’elle a montré beaucoup d’amour. Mais celui à qui on pardonne peu montre peu d’amour. (Lc 7,47)
Notre texte suppose la même métaphore puisque la parabole portant sur la dette vient illustrer un propos dur le pardon. Cette métaphore est d’ailleurs présente dans la version de la prière du Seigneur (le Notre Père) donnée par saint Matthieu et insérée par lui dans le discours sur la montagne: «Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes nous remettons nos dettes à nos débiteurs» (Mt 6,13). Il me semble que l’emploi de cette métaphore nous invite à voir le péché non pas en premier lieu comme une faute morale mais comme un manquement, l’absence d’un bien qu’on aurait pu faire.
La seconde parabole lucanienne qui propose des points de contact avec notre texte est celle du gérant habile en Lc 16,1-8. Le point de départ des deux paraboles est en effet assez semblable celui d’un serviteur qui se trouve en position difficile du fait que son maître règle ses comptes. L’on peut noter que les stratégies des deux serviteurs sont absolument opposées: dans l’évangile selon saint Luc, le serviteur réduit de manière malhonnête les dettes contractées envers son envers son maître par différents débiteurs alors que, dans notre texte, le serviteur refuse de remettre la dette d’un de ses compagnons. En conclusion, le serviteur de la parabole de saint Luc s’attire les éloges du maître, celui de notre texte provoque sa colère et en reçoit un châtiment. Il existe donc une sorte de symétrie entre ces deux paraboles. Mais elles ne sont pas appliquées au même domaine puisque la parabole de saint Luc porte sur l’usage de l’argent alors que notre texte est appliqué au pardon des péchés.
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Méditation du mercredi: La remise de la dette au débiteur insolvable
La parabole du débiteur impitoyable, comme toutes les paraboles, présente des traits surprenants propres à éveiller l’attention de l’auditeur. Il en est ainsi de la dette absolument colossale due par le serviteur au roi: dix mille talents soit soixante millions de pièces d’argent (précise la traduction liturgique) sachant qu’une pièce d’argent représentait le salaire journalier moyen d’un ouvrier (cf. la parabole des ouvriers de la dernière heure où le maître de la vigne se met d’accord avec les ouvriers pour un salaire d’une pièce d’argent: Mt 20,2). Une telle somme était proprement inconcevable pour les auditeurs modestes de Jésus. Par comparaison la totalité des impôts perçus en Galilée pour une année au temps de Jésus ne dépassait pas deux cents talents. Si Matthieu a fixé un tel montant c’est pour montrer qu’une telle dette ne peut être remboursée. Elle renvoie à la condition de l’homme qui face à Dieu est comme un débiteur insolvable. Il lui doit tout, il lui doit sa vie et comme le disait l’évangile lu il y a quinze jours «Que pourra-t-il donner en échange de sa vie?»
Pour le remboursement de la dette, le roi menace de vendre l’homme ses biens, sa femme et ses enfants. Dans cette situation désespérée, le serviteur se jette au pied du roi et se prosterne devant lui. On peut remarquer ici la présence quelque peu redondante des deux verbes piptô (tomber) et proskuneô (se prosterner) selon une formule que l’on a déjà rencontré à deux reprises dans l’évangile selon saint Matthieuen Mt 2,11 «Et tombant à ses pieds, il se prosternèrent devant lui» pour décrire l’attitude des mages devant l’enfant Jésus et en Mt 4,9: «Et tout cela je te le donnerai, si tombant à mes pieds, tu te prosternes devant moi» pour décrire l’exigence de diable à l’égard de Jésus. La redondance souligne le caractère humiliant de la démarche à laquelle se soumet le serviteur mais peut suggérer aussi que le roi devant lequel il se prosterne ainsi est Dieu, le seul devant lequel on doit se prosterner comme le rappelle Jésus au diable en Mt 4,10. Le serviteur demande au maître de prendre patience. L’expression «prendre patience» traduit le verbe makrothumeô qui est formé sur le substantif thumos, l’esprit ou le cœur et le préfixe macro qui signifie grand. On pourrait donc traduire littéralement makrothumeô par «être longanime» ou «avoir grand cœur» Dans la version grecque de l’Ancien Testament ce verbe est employé avec Dieu pour sujet en Si 18,11:
«C’est pourquoi le Seigneur est patient avec les humains et répand sur eux sa miséricorde. Il voit et sait combien leur fin est misérable, c’est pourquoi il pardonne sans compter.»
S’il demande la patience du roi le serviteur n’en prétend pas moins rembourser sa dette et il précise même qu’il remboursera tout, ce qui étant donné le montant de la somme paraît tout à fait irréaliste.
Et l’incroyable se produit: non seulement le maître accorde al grâce mais il lui remet totalité de sa dette. Non seulement le serviteur n’est pas châtié mais sa dette est pour ainsi dire effacée, les compteurs sont remis à zéro. Comment expliquer une telle générosité? le maître est «saisi de compassion.» Cette expression traduit le verbe splagchnizomia formé sur le substantif splagchnon qui signifie entrailles. Le maître est «saisi aux entrailles», «pris aux tripes» pourrait-on dire en langage courant devant son serviteur Dans le reste de l’évangile selon saint Matthieu ce verbe n’est employé qu’avec Jésus pour sujet pour désigner son émotion envers les foules juste avant l’appel des disciples en Mt 9,36 et dans deux récits de partage et distribution des pains en Mt 14,14 et Mt 15,32 et son émotion envers les deux aveugles à la sortie de Jéricho en Mt 20,34. ainsi le roi de la parabole montre envers son serviteur la même compassion que Jésus envers les foules et les malade. Il prend non seulement patience mais montre son grand cœur envers son serviteur.
Méditation du jeudi: du serviteur gracié au débiteur impitoyable.
Or voici que notre débiteur gracié se trouve en position de créancier face à un débiteur. Alors que dans la première scène Matthieu soulignait la radicale différence de condition entre le créancier qualifié de «roi» (basileus) ou «seigneur» (kyrios) et du débiteur qualifié de «serviteur» (doulos – le terme peut signifier esclave mais dans le contexte cette traduction ne convient pas car s’il était déjà esclave il ne pourrait être vendu en esclavage par son maître), il met au contraire l’égalité de condition entre le créancier toujours qualifié de doulos et son débiteur qualifié de syndoulos littéralement «co-serviteur»,qui a été traduit en français par «compagnon» ce qui est quelque peu imprécis; peut-être aurait-il fallu préciser «compagnon de service»? Saint Matthieu souligne d’emblée la violence dont fait montre le débiteur gracié à l’égard de son «compagnon de service»: il le saisit et «l’étrangle» le terme traduit par «étrangler» est le verbe grec pnigô qui est déjà apparu dans la parabole du semeur en Mt 13,7à propos des grains tombés dans les ronces: «les ronces ont poussé et le sont étouffées». la reprise de ce verbe suggère que le débiteur gracié ne laisse aucun espace, aucune place à son compagnon de service.
Celui-ci reprend la même attitude qui avait été celle du débiteur insolvable devant le roi. Il se jette à ses pieds et il le supplie en lui demandant de «prendre patience» ou «d’avoir grand cœur» selon la manière dont on traduit le verbe makrothumeô de nouveau employé ici. On peut relever toutefois deux différences significatives. Le compagnon de service ne se prosterne pas devant son créancier comme celui-ci avait fait devant le roi, ce qui souligne la relative égalité entre les deux compagnons de service. Si l’on se place au niveau de l’interprétation de la parabole, l’absence de prosternation montre que nous sommes ici dans des relations entre deux créatures humaines et non entre un homme et Dieu comme dans la scène précédente. Ensuite dans les propos qu’il tient, le compagnon de service duit qu’il remboursera mais ne précise pas «tout.» Il est vrai que la somme est beaucoup moins considérable et donc que son remboursement complet va en quelque sort de soi.
Contrairement au roi, loin de se laisser apitoyer, le débiteur gracié fait jeter en prison son compagnon de service: «jusqu’à ce qu’il ait remboursé tout ce qu’il devait.» On peut remarquer une similitude entre la situation décrite dans notre texte et celle évoquée dans le sermon sur la montagne en Mt 5,25-26:
Mets-toi vite d’accord avec ton adversaire pendant que tu es en chemin avec lui, pour éviter que ton adversaire ne te livre au juge, et qu’on te jette en prison. Amen, je te le dis, tu n’en sortiras pas avant d’avoir payé jusqu’au dernier sou.
On peut relever que ces deux passages concernent la question des relations fraternelles puisque Mt 5,25-26 venait en conclusion d’un paragraphe soulignant la nécessité de se réconcilier avec son frère.
Comment expliquer l’attitude du débiteur insolvable gracié qui refuse de remettre une dette bien moins importante à son compagnon de service alors que lui-même a bénéficié de la remise d’une dette considérable par le roi? On peut penser que son attitude prend sa source dans son refus d’accepter sa dette, son manquement face au roi. Il aurait voulu «tout rembourser», bien que cela fût impossible, monter qu’il était capable de faire face, d’être en quelque sorte l’égal du roi. Il a vécu en quelque sorte la remise de la dette comme une sorte d’humiliation qui le renvoyait à sa condition de serviteur, inférieur au roi. Il se venge en quelque sorte de cette humiliation sur son compagnon de service. La supplication de son compagnon ne l’apaise pas car elle lui rappelle sa propre humiliation. Il est d’autant moins enclin à avoir pitié du manquement de son compagnon qu’il lui rappelle son propre manquement qu’en fait il n’accepte pas. Je pense que, de fait, l’une des clés de la dureté que l’on peut montrer à l’égard de nos manquements de nos frères à notre égard vient de ce qu’ils nous rappellent nos propres manquements. Ils nous rappellent que nous sommes imparfaits, que nous sommes loin de correspondre à l’image idéale que nous nous faisons de nous-mêmes. Et nous avons en nous montrant durs envers nos frères l’impression d’effacer nos propres manquements et de restaurer notre propre image à nos yeux. Certes nous ne sommes pas parfaits mais quand même nous valons mieux qu’eux.
Méditation du vendredi: la condamnation du débiteur impitoyable
L’attitude du débiteur gracié «attriste profondément» ses compagnons de service. L’expression «être profondément attristé» (lupeô sphodra en grec) est une expression chère à saint Matthieu qui l’emploie à trois reprises dans son évangile: dans les deux autres occurrences, ce sont les douze qui en sont les sujets et elle décrit leur sentiment devant la deuxième annonce de la passion (Mt 17,30) et devant l’annonce de la trahison de l’un d’entre eux(Mt 26,22). L’expression est donc très forte puisqu’elle est utilisée pour décrire le ressenti des apôtres devant la perspective de la mort de Jésus. En quelque sorte on pourrait dire que les compagnons de service ressentent l’attitude du débiteur gracié à l’égard de l’un entre eux comme une sorte de meurtre d’attentat à la charité fraternelle qui devraient régner entre eux. Ils le dénoncent au maître qui convoque auprès de lui le débiteur gracié.
Le maître le traite de «mauvais serviteur». Cette interpellation se trouve aussi dans la parabole des talents (Mt 25,26) et sans sa version lucanienne, la parabole des mines (Lc 19,22): c’est en effet ainsi que le maître interpelle le serviteur qui n’a pas fait fructifier le talent qui lui a été confié. On peut de fait rapprocher ces deux «mauvais serviteurs»: ils ont reçu de leur maître ‒ la remise d’une dette de dix mille talents équivaut à un don considérable de la part du maître – et ils n’ont pas fait fructifier ce qu’ils avaient reçu.
Dans le reproche adressé au «mauvais serviteur», le maître lui indique qu’il aurait dû avoir pitié comme lui-même a eu pitié de lui. La répétition du verbe «avoir pitié» (eleô) assez courant dans l’évangile selon saint Matthieu semble renvoyer à la cinquième béatitude «Heureux les miséricordieux car ils obtiendront miséricorde.» On remarquera que, dans notre texte, l’ordre est en quelque sorte inversé puisque c’est le maître qui a fait miséricorde en premier et qui attend en retour que son serviteur soit miséricordieux. Notre texte évangile en quelque sorte le texte de la béatitude en soulignant que c’est toujours Dieu qui fait miséricorde le premier et qui attend que nous l’imitions en faisant miséricorde pour pouvoir obtenir de nouveau miséricorde.
La suite du texte souligne la colère du roi à l’égard de son serviteur. C’est l’une des deux fois dans l’évangile selon saint Matthieu où le verbe «se mettre en colère» - orgizô en grec - est appliqué à un personne d’une parabole qui paraît être une figure de Dieu. En Mt 22,7, le roi qui veut célébrer les noces de son fils, se met en colère contre les invités qui ont maltraité et tué ses serviteurs. En cela saint Matthieu s’inscrit dans une tradition vétérotestamentaire qui évoque la colère de Dieu. L’un des textes les plus significatifs à cet égard est la colère du Seigneur contre le peuple qui s’est fabriqué un veau d’or au désert. À cette occasion le Seigneur dit à moïse: «ma colère va s’enflammer contre eux et je vais les exterminer.» (Mt 32,10) Moïse supplie Dieu en faveur du peuple et obtient qu’il renonce à sa colère. On peut par ailleurs remarquer que dans l’Ancien Testament la colère est souvent lié au thumos. De ce fait le verbe orgizô «se mettre en colère» est en quelque sorte l’opposé de makrothumeô «prendre patience». On peut dire que, dans notre texte, a colère est d’abord le mauvais serviteur qui a refusé de «prendre patience», ««d’avoir grand cœur». En quelque sorte, en se mettant en colère contre lui, le roi adopte envers le mauvais serviteur, l’attitude qu’il a eu lui-même envers son compagnon de servie.
Méditation du samedi:
Essai d’interprétation de la parabole
Pour conclure essayons de proposer une interprétation de cette parabole du débiteur impitoyable. Saint Matthieu nous donne plusieurs indices quant à la signification générale de cette parabole. L’introduction: «le royaume des Cieux est comparable à un roi» suggère que le roi dont il question dans cette parabole n’est autre que le Roi céleste. La somme astronomique due par le serviteur à ce roi renvoie à la condition de l’homme qui se trouve toujours pris en défaut par rapport à Dieu comme un débiteur insolvable. L’inattendue remise de sa dette à ce serviteur nous rappelle que le Seigneur qui se révèle dans la Bible tant dans l’alliance avec son peuple Israël que dans son incarnation en Jésus-Christ est un dieu qui se laisse émouvoir, un Dieu qui a des entrailles. La conclusion de la parabole souligne que l’homme créé à l’image de Dieu doit s’efforcer de lui ressembler par son comportement, d’avoir pitié de ses frères en humanité et que, s’il ne le fait pas il s’expose à ce que Dieu agisse à son égard de la même manière que lui-même le fait à l’égard de ses frères.
Essayons toutefois d’affiner cette interprétation en tenant compte du contexte de cette parabole, pour mieux apercevoir notamment à qui pourrait renvoyer la figure du débiteur impitoyable. Cette parabole vient en conclusion d’un discours sur la communauté ecclésiale et elle est, en premier lieu, adressée à Pierre puisqu’elle vient à la suite d’une réponse de Jésus à une question de celui-ci. Dans la suite de son évangile, saint Matthieu nous montrera Pierre reniant par trois fois Jésus et donc gravement en défaut à l’égard de son maître sans que celui-ne revienne sur la promesse qu’il lui a faite : «Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église.» (Mt 16,18). Pierre est le responsable de la communauté de l’Église mais il doit se souvenir qu’il est avant tout un pécheur pardonné qui doit lui-même pardonner à ses frères. On peut donc penser que cette parabole au-delà du cas personnel de Pierre s’adresse plus particulièrement aux responsables de la communauté ecclésiale auxquels sont rappelés leurs défaillances à l’égard de Dieu. L’emploi des termes «serviteur» (doulos en grec) et «compagnon de service» (sundoulos en grec) me paraissent aller dans le sens d’une telle interprétation. Ils voudraient souligner que le responsable de la communauté n’est qu’un serviteur et qu’il n’est pas au-dessus des autres membres de l’Église qui sont «ses compagnons de service». Une telle interprétation a, par ailleurs, l’avantage de bien mettre en relief les liens étroits unissant les propos de Jésus sur la correction fraternelle et le pardon. L’évangile précédent évoquait la possibilité d’une exclusion de la communauté prononcée contre un frère qui refuserait de se corriger malgré des réprimandes répétés et comportait une mention du pouvoir des clés déjà attribué à Pierre en Mt 16,19 mais cette fois conféré à un «vous» désignant l’ensemble des apôtres auditeurs de ce discours. Venant à la suite, la parabole du débiteur impitoyable pourrait souligner que le responsable de la communauté – qui est lui-même un pécheur pardonné, délié – ne doit pas abuser de son pouvoir de lier sous peine d’être lui-même lié par le Seigneur.
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